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Le techno-discernement, pour un usage raisonné de l’innovation.

Être curieux, douter, recouper les sources, comme pour bien s’informer ou communiquer, nos usages des technologies doivent être questionnés. C’est le fondement même du techno-discernement, un mouvement à bas bruit qui vise à redéfinir la notion même d’innovation.
« In tech we trust » pourrait on paraphraser la célèbre devise inscrite sur les dollars américains pour résumer notre époque. Et peut-être même « In tech we trust too much ». De très hauts responsables du renseignement israélien, au sein de la célèbre unité 8200 spécialisée dans la cybersécurité, ont analysé leur incapacité à détecter les préparatifs des attentats du Hamas du 7 octobre 2023 : une confiance trop aveugle dans la technologie, une illusion dans son efficacité au détriment du renseignement humain.
L’innovation ne rime pas forcément avec progrès
Sans aller jusqu’à ces extrémités dramatiques, nos usages au quotidien sont empreints de technologie sans que nous y réfléchissions un tant soit peu ; sans que nous nous posions la moindre question quant aux conséquences de ce recours systématique à la technologie. Avons-nous vraiment besoin d’une intelligence artificielle pour trouver une idée de recette avec les restes contenus dans notre frigo ? Avons-nous vraiment besoin de véhicules pesant plus d’une tonne et demie pour déplacer notre corps de quelques dizaines de kilogrammes sur une dizaine de kilomètres, véhicule bardé d’électronique pour allumer automatiquement les phares à la nuit tombée ou les essuie-glaces à la moindre goutte d’eau ?
Dans un monde aux ressources finies, pouvons-nous permettre d’utiliser ces technologies ? Une recherche basique via une IA consomme 100 fois plus qu’une recherche google, la génération d’une vidéo de 3 secondes une dizaine de milliers fois plus, sans parler de l’eau, ni des conséquences sociales. Ni des ressources minérales en jeu, et des conditions sociales liées à leur extraction. Le centre de recherche allemand Wuppertal Institut a mis au point le MIPS (Materials Input Per Service unit) une méthode de calcul des matières nécessaires pour fabriquer un objet. Si une chemise en coton à un MIPS de 150, une puce équipant nos smartphones à un MIPS de 16 000. Cela signifie qu’il faut 32 kilos de différents matériaux (silicium, cobalt, gaz rares…) pour produire une puce pesant deux grammes !
Le Techno-discernement, la question décisive du siècle
Ne devrions-nous pas alors nous poser la question de la technologie juste, sans être taxés de gaulois réfractaires ou d’Amish voulant s’éclairer à la bougie ? C’est l’objet du livre de l’ingénieur et prospectiviste Bruno Markov, intitulé « De quel progrès avons-nous besoin ?» Dans ce livre, il part du constat que le progrès (développement du savoir humain au profit de décisions plus éclairées) est désormais décorrélé de l’innovation technologique (transformer le monde pour l’adapter à nos « besoins »). Et, dans cette course en avant technologique, le discernement technologique (quelle technologie utiliser, dans quel cadre, pour quel usage ?) devient la question la plus décisive du siècle. Déjà, il y a plusieurs dizaines d’années, le philosophe Jacques Ellul pointait « La technique nous oblige à aller de plus en plus vite et elle va remplacer la réflexion par le réflexe ». Il ne critiquait pas la technique en soit, mais la notion d’efficacité et déplorait déjà la course en avant vers le techno-solutionnisme. C’est-à-dire l’utilisation, à tort ou à raison de la technologie comme solution à tout problème, sans réfléchir si précisément elle n’est pas une partie du problème.
Le techno-discernement est la réponse à ce cercle vicieux du techno-solutionnisme. Il s’apparente d’ailleurs au mouvement Low tech qui tient en trois interrogations ? Pourquoi produire ? Que produit-on et comment produit-on ? Encore discret, cette démarche low-tech à l’œuvre, timidement, dans les écoles d’ingénieur, lieu emblématique du techno-solutionnisme. En 2022, des élèves de prestigieux établissements ont profité de la cérémonie des remises de diplôme pour contester cette course en avant technologique au mépris du changement climatique, avec un certain retentissement médiatique, qui a fait long feu. Mais désormais, parmi les204écoles d’ingénieurs françaises accréditées, une dizaine propose des enseignements aux low-tech.
Du doute découle le discernement
Toutefois, les ingénieurs ne créent pas le marché, ce sont les consommateurs qui s’en chargent, orientés dans leurs choix par une communication et un marketing relevant souvent du domaine de la magie quant aux potentialités « infinies » de la technologie et de la révolution promise à chaque innovation. On peut parler de techno-prophète de l’IA par exemple.
A l’instar des fake news et du nécessaire développement de l’esprit critique pour les contrer, il faudrait une hygiène intellectuelle pour le choix et l’emploi des technologies au quotidien. Pour réallouer au mieux les ressources, matérielles et intellectuelles, afin de relever les défis sociaux et environnementaux devant nous. Avec une attention particulière quant aux technologies digitales. Une étude du Trésor Public publiée en septembre 2025, pointe que l’impact nocif des nouvelles technologies sur nos capacités cognitives pourrait coûter 3 points de PIB à l’horizon 2060. Il nous faut réhabiliter le doute, la remise en question, une qualité essentiellement humaine qui manque cruellement aux IA. Mais un doute raisonné et non pas systématique qui pourrait mener à l’excès inverse comme le rejet de certaines technologies comme les vaccins par exemple. Le techno-discernement est une course de fond, la tortue contre le lapin de l’innovation technologique à tout crin.
Christophe Quester, Directeur conseil
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