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Agir dans un monde de contraintes et d’incertitudes. Interview de Philippe Silberzahn, professeur de Stratégie à EM Lyon Business School.
Philippe Silberzahn intervient également à HEC Paris. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations peuvent se transformer pour gérer les surprises, les ruptures et les situations d’incertitude radicale. Il intervient régulièrement sur ces thématiques via des conférences, séminaires et missions de conseil auprès de dirigeants d’entreprises et d’acteurs publics. Il a été auparavant entrepreneur et dirigeant d’entreprise durant vingt ans en France et à l’étranger.
Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont le dernier « Tracer sa voie dans l’incertitude : Les 8 règles de votre création ultime. » aux Éditions Diateino.
PRISMES : Philippe, dans votre dernier livre, vous expliquez comment éviter de se perdre dans l’ère d’incertitude dans laquelle nous vivons. Mais, notre temps est-il réellement plus incertain ? Ce sentiment d’incertitude généralisée n’est-il pas le fruit de notre société et de médias avides d’inédit ?
Philippe Silberzahn : En 1875, Jules Michelet, qui avait connu deux révolutions dans sa vie, se plaignait déjà de vivre dans un monde révolutionnaire dans lequel tout changeait à grande vitesse. Un peu avant, Chateaubriand disait vivre dans une ère de grande incertitude. Plus tard, en 1979, John Kenneth Galbraith publie un livre dont le titre est « Le temps des incertitudes ». Je crois que nous vivons depuis le début de l’ère industrielle un temps de profonds changements. Ce sentiment d’incertitude est évidemment lié à l’accélération. Nous expérimentons des phénomènes non linéaires. Après de longues périodes d’incubation, soudain, un phénomène émerge et bouleverse nos certitudes. C’est très exactement ce qui se passe avec l’IA. J’ai passé un DEA d’intelligence artificielle en 1991 au cœur de ce que l’on a appelé le troisième hiver de l’IA. Depuis cette discipline a bien progressé à bas bruit pour bouleverser aujourd’hui soudainement nos sociétés et nos entreprises. Même constat avec les vaccins ARN. La technique a été développée dans les années 60 et il a fallu attendre la pandémie de COVID 19 pour la mettre en œuvre à l’échelle industrielle en seulement quelques semaines.
Aujourd’hui, nous vivons dans un monde totalement interconnecté qui est donc nécessairement plus incertain. Paradoxalement, le développement des connaissances augmente l’incertitude puisque la connaissance oblige à prendre en compte plus d’éléments et en particulier ce que l’on ignore.
Je travaille beaucoup sur la notion de modèles. Le commerce international, l’organisation du travail ou la laïcité en France, comme la valeur constitutionnelle aux États-Unis sont des modèles stables depuis des années et sur lesquels nous nous appuyons. Mais leur stabilité est aujourd’hui brutalement remise en cause, ce qui est un facteur important d’incertitude. Quand dans votre équipe vos collaborateurs souscrivent à des modes de travail, d’implication, de carrière, de rapport au temps ou à la discipline différents, c’est un facteur d’incertitude. En tant que manager, vous ne pouvez plus prédire le comportement de votre équipe et anticiper sa réponse à vos demandes.
PRISMES : Vous listez huit règles pour tracer sa voie dans l’incertitude. Laquelle de ces huit règles est, selon vous, la plus importante ?
PS : La règle à laquelle je tiens particulièrement, c’est le refus de se laisser imposer de fausses évidences. Tout le reste en découle presque automatiquement. Comme je l’écrit dans le livre : « Dans un monde saturé de pressions extérieures – politiques, sociales, médiatiques –, il est vital de recentrer son attention sur l’essentiel : sa singularité, sa voie propre. Résister aux feux extérieurs, c’est refuser de se laisser dicter sa conduite par les injonctions du moment, aussi légitimes ou populaires soient-elles, et rester fidèle à ce qu’on est et à ce que l’on veut construire. Cette posture renforce le lieu de contrôle interne : la croyance que l’on peut influencer son environnement. À l’inverse, un lieu de contrôle externe mène à la résignation et à l’inaction. Pour sortir de l’impuissance, il faut commencer par de petites victoires, sources d’énergie et de confiance. Cela permet de créer son avenir plutôt que d’en subir un, dicté par d’autres. Résister aux feux extérieurs, c’est aussi refuser l’illusion du contrôle par la prédiction. Le vrai contrôle naît de l’action, ici et maintenant, à partir de ce que l’on peut faire. C’est ainsi qu’on peut tracer sa propre voie, plutôt que suivre celle des autres. »
PRISMES : La clef de votre livre c’est le contrôle, vous écrivez même, je vous cite : « Cessez de rechercher une certitude illusoire soit en vous soit hors de vous en essayant de prédire l’avenir ou en cédant aux feux extérieurs, essayez plutôt de tracer votre propre voie par une posture de contrôle, soyez le pilote de l’avion et non l’un de ses passagers. » N’est-ce pas en quelque sorte paradoxal de vouloir contrôler ce qui est incertain ?
PS : c’est un point fondamental ! Il ne s’agit pas de contrôler l’incertain mais de contrôler notre action dans un monde incertain. Vouloir contrôler l’incertain n’a pas de sens. La question est de discerner les éléments que je peux contrôler. Dans mon livre sur l’effectuation[1], je donne un exemple : si je suis fabricant de chaises, je peux imaginer que dans 5 ans les gens voudront des chaises en bois. C’est prédictif et il est risqué d’essayer de prévoir ce que voudront les clients dans 5 ans. Il existe une autre manière de faire qui consiste à fabriquer les chaises que les clients me demandent. Ce n’est plus prédictif, c’est adaptatif et réactif. Il faudra un délai de production et les clients devront attendre. C’est encore risqué. Et il existe une troisième voie : je vais parler avec mes clients et on va se mettre d’accord sur les chaises à produire. C’est de la co-création et c’est une forme de contrôle.
PRISMES : Vous avez un message très stoïcien par rapport aux choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. Qu’est-ce qui dépend réellement d’un chef d’entreprise ?
PS : La grande différence, c’est que le stoïcisme dit que ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas est fixé une fois pour toute. L’entrepreneur agit pour pouvoir contrôler dans une certaine mesure ce qui ne dépend pas de lui aujourd’hui. Prenez Starbucks. Au lancement, la consommation de café était en baisse aux États-Unis depuis 20 ans. À l’évidence, ils auraient dû vendre du jus d’orange plutôt que du café. En réalité, l’expérience était détestable : café de mauvaise qualité, lieux inhospitaliers etc. Donc Starbucks a fait ce qui dépendait d’eux : ils ont changé l’expérience en ouvrant des lieux agréables et conviviaux et en proposant des produits de bonne qualité. C’est une posture de contrôle qui revient à la règle essentielle : ne pas se laisser imposer de fausse évidences. Beaucoup de chefs d’entreprise se voient noyés sous les contraintes règlementaires, financières, légales, fiscales et pas mal de modèles obsolètes… ils n’ont pas tort, ces contraintes existent, néanmoins s’ils ne sont pas tout puissants, beaucoup de choses dépendent en réalité d’eux.
https://philippesilberzahn.com

[1] Effectuation : Les principes de l’entrepreneuriat pour tous. (3ème édition, Pearson, 2025).
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