Interview de Gilles Babinet

21 novembre 2024

Que peut l’IA au service du climat ? Comment aborder le sujet concrètement ? Gilles Babinet répond aux questions de PRISMES.

 

 

 

Autodidacte, passionné de nouvelles technologies et des questions politiques et sociales, depuis l’âge de 22 ans Gilles Babinet a fondé de nombreuses entreprises dans des domaines très divers. Auteur de nombreux ouvrages, il vient de faire paraître Green IA: L’intelligence artificielle au service du climat aux Éditions Odile Jacob. Gilles est également professeur à HEC Paris et a occupé les mandats de président du Conseil National du numérique (CNNum) lors de sa création, de Digital Champion de la France auprès de la Commission européenne et il est aujourd’hui à nouveau co-président du CNNum. Gilles est un partenaire et un ami de Rumeur Publique depuis de nombreuses années.

 

PRISMES : Gilles, quelle est la thèse de votre dernier livre ?

 

Gilles Babinet : La thèse que je défends, c’est que les enjeux d’environnement sont des enjeux complexes. Or, le Machine Learning (ML) a la capacité de traiter des environnements complexes. Il est donc très vraisemblable que l’IA puisse contribuer de façon significative à la décarbonation.

 

PRISMES : Votre livre s’appuie sur un grand nombre d’exemples et de cas d’usage édifiants de l’IA. Quel est celui qui vous a le plus marqué voire impressionné ?

 

GB : J’ai été particulièrement marqué par une expérience menée par l’université Carnegie Mellon afin de modéliser, pour les optimiser, des environnements agricoles. Avec ces outils, il est possible de réduire très fortement les émissions de gaz à effet de serre d’une exploitation agricole. Poussée à l’extrême, l’expérience va jusqu’à faire de l’agriculture un capteur de gaz à effet de serre avec un impact immédiat.

 

Il y a déjà beaucoup d’IA mise en œuvre dans le monde agricole, mais cet exemple montre pour la première fois qu’il est possible de modéliser et contrôler l’ensemble d’une exploitation.

Ce n’est plus tout à fait une expérience mais comme toutes les technologies systémiques, la mise en œuvre sera progressive.

 

PRISMES : Que faudrait-il pour accélérer ces mises en œuvre ?

 

GB : C’est au fond ce que défend mon livre. Les expériences sont pour la plupart concluantes. Le passage à l’échelle et leur généralisation dépendent essentiellement d’incitations. Pour poursuivre dans le monde agricole, aujourd’hui, les agriculteurs sont peu voire pas du tout incités à capter le carbone. Il faut donc un signal prix pour pousser tous les acteurs des principaux secteurs à agir. Rien de ce que je montre dans mon livre n’arrivera sans motivation par un signal de prix fort.

 

PRISMES : Ce serait donc une décision à prendre au niveau européen ?

 

GB : Ça existe déjà, c’est le marché du carbone organisé au niveau européen avec les EU ETS (European Union Emission Trading Systems) mais le prix de la tonne de carbone est encore trop faible pour être réellement incitatif. Nous sommes aujourd’hui autour de 70€ la tonne. Il faudrait être au-dessus de 150€ pour motiver réellement les acteurs.

La conclusion à laquelle j’arrive, c’est qu’il y a à la fois des éléments techniques, technologiques, des recherches, des expérimentations très prometteuses, mais il manque un cadre politique stratégique.

 

PRISMES : Est-ce un manque de volonté à l’échelle européenne ?

 

GB : Je connais bien les équipes en place à Bruxelles pour avoir travaillé avec elles durant huit ans, on ne peut pas accuser les responsables européens de manquer de volonté dans ce domaine. Depuis 2019, Ursula von der Leyen a montré, en tant que Présidente de la Commission européenne, beaucoup d’engagement en la matière. Je crains que les freins soient plus à chercher du côté de la société civile.

 

PRISMES : Abordons l’usage de l’IA dans les entreprises et en particulier des IA génératives. Selon certains analystes comme Benedict Evans, des centaines de millions de personnes ont essayé ChatGPT… sans lendemain. Toutes les grandes entreprises ont réalisé un projet pilote, mais beaucoup moins sont en cours de déploiement. Pour lui, les LLM peuvent aussi être un piège : ils ressemblent à des produits mais n’en sont pas encore réellement, ils ne sont que des fonctions à mettre en œuvre dans de réels produits adaptés à des cas d’usage et qui restent à concevoir. Qu’en pensez-vous ?

 

GB : Une étude récente sur l’IA générative montre que le top management des entreprises commence à s’en emparer… tout en se posant beaucoup de questions sur les enjeux de ROI. Ça me rappelle un peu les débuts de l’Internet. Tout le monde voulait un site web sans savoir pourquoi. Il y a en réalité une très mauvaise compréhension du potentiel d’Internet. Mais surtout, les organisations n’ont pas été modifiées, adaptées en fonction de l’aplatissement qu’induit Internet.

C’est la même chose en plus fort avec l’IA : elle est appelée à modifier profondément les organisations. Il nous faut des cas métiers, des cas d’usage, nombreux et diversifiés pour montrer ce qui est réellement possible, inspirer les entreprises et les accompagner dans l’indispensable évolution de leurs organisations. Nous allons voir apparaître beaucoup d’exemples de traitement de processus répétitifs, traitement de documents juridiques, comptables, de contrôle de gestion etc.

 

PRISMES : Voyez-vous l’apparition d’une bulle financière autour de l’IA ?

 

GB : Je le crains. En effet, pendant que l’on expérimente ces outils et avant que l’on soit en mesure de les mettre proprement en œuvre avec tout ce que cela implique de changements, je crains un retour de bâton. C’est mon expérience acquise depuis 30 ans, depuis la bulle Internet qui me fait craindre un tel accident.

 

PRISMES : Vous êtes très impliqués dans le projet Café IA. Pouvez-vous nous l’expliquer ?

 

GB : Depuis 4 ou 5 ans, le Conseil national du numérique a organisé 130 réunions partout en France. Nous avons été confrontés à beaucoup de techno-scepticisme, d’inquiétude… comme s’il y avait une séparation entre la French Tech d’un côté et la population de l’autre. C’est pourquoi nous avons inventé l’idée des Cafés IA pour s’adresser à tout le monde. C’est très ambitieux, nous voulons parler à des millions de personnes pour aider la France à entrer dans la modernité avec une culture collective dans une logique constructive. Sinon, l’IA, la tech en général, restera un truc élitiste au service de quelques-uns avec d’importants facteurs de distorsion de la répartition de la richesse.

 

PRISMES : Comment fonctionnent les Cafés IA ?

 

GB : Il existe plusieurs formats pour toucher des gens sur tout le territoire et leur parler d’IA. Le plus souvent, ce sont des associations locales qui souhaitent parler du sujet et échanger avec leur public. Nous les aidons à bâtir un parcours, une scénographie grâce à des outils, des experts. Nous sommes en soutien de leurs projets.

Je vous invite à consulter le site www.cafeia.org

 

PRISMES : Dernière question. Fort de votre expérience sur le terrain, de vos recherches pour l’écriture de ce livre, quel conseil pouvez-vous donner à un chef d’entreprise ?

 

GB : Nous faisons face à deux changements considérables : la transition environnementale et énergétique et la transition IA. Ce n’est pas complétement idiot de les voir et de les prendre ensemble. Pour le patron d’une grande entreprise, cela signifie un monde de plateformes, la fin des principes et des organisations excessivement hiérarchisées, l’extension du mode projet, de l’expérience client. C’est ce que me disent les CEO que je rencontre. C’est très difficile car nous n’avons pas été formés à ça. Paradoxalement, il faut vouloir que ça arrive pour pouvoir se former.