Études, sondages, enquêtes, l’opinion semble n’avoir jamais été autant scrutée. Les politiques comme les entreprises font appel aux sondeurs, grands connaisseurs de l’esprit du moment pour disséquer, comprendre le public ou tester des idées, projets et produits. Malgré ces prises de pouls permanentes, les dirigeants politiques semblent de plus en plus déconnectés des réalités.
Frédéric Micheau, Directeur général adjoint d’Opinionway et partenaire de longue date de Rumeur Publique a fait paraître en mars dernier aux éditions du Cerf Le gouffre démocratique : les gouvernants et l’opinion.
Il répond à trois questions :
Comment décrivez-vous l’abîme de défiance que vous dévoilez dans votre ouvrage et qui sépare citoyens et élus ?
C’est avant tout un paradoxe. Jamais les élus et leur entourage n’ont été aussi bien informés de l’état de l’opinion. Les sondages et études forment depuis des dizaines d’années un corpus dense, détaillé et suivi de l’opinion publique sur tous les sujets de la vie quotidienne aux aspirations les plus politiques. L’évolution de cette opinion est scrutée quasi en temps réel et au long cours grâce à des études longitudinales de grande ampleur. Pourtant, les élus craignent l’opinion qu’ils considèrent mal formée, mal informée, versatile et surtout inquiétante et rebelle.
En parallèle, la défiance des Français envers leurs représentants s’est accrue de façon stupéfiante. Les citoyens se sentent mal compris, mal écoutés et mal représentés. On peut parler d’un véritable abîme de défiance qui sépare d’un côté, un personnel politique qui se défie d’une opinion vue comme dangereuse et qui l’empêcherait de mettre en œuvre son programme politique et de l’autre, une opinion publique ayant perdu confiance dans ses élus et se sentant abandonnée.
Vous parlez de marasme démocratique. Quels en sont les principaux symptômes et conséquences ?
Les signes du désengagement citoyen sont multiples. Les partis politiques de tous bords, comme les syndicats, peinent à recruter des adhérents et des militants. Il est de plus en plus difficile de constituer des listes politiques au niveau local, comme le démontreront à nouveau les municipales de 2026. Les violences verbales ou physiques subies par certains élus se multiplient. Dire aujourd’hui des élus locaux qu’ils sont « à portée de baffe » est symptomatique.
Face à ces faits, les gouvernants se replient de plus en plus sur eux-mêmes dans des positions surplombantes voire méprisantes, alimentées par la peur de la réaction populaire (crises sociales, émeutes, Gilets jaunes, Bonnets rouges, etc.). La signature du traité de Lisbonne en 2007, qui renverse le « non » des Français au référendum organisé 2 ans plus tôt ou, plus récemment, la multiplication des recours à l’article 49.3 de la Constitution, afin de faire passer une réforme des retraites très impopulaire, en sont d’autres symptômes.
Le blocage politique actuel, consécutif d’une dissolution hasardeuse, illustre de façon crue la situation politique très périlleuse à laquelle conduit le creusement de ce fossé entre les citoyens et les gouvernants : ce sont les fondements mêmes de la démocratie qui sont désormais attaqués.
Les entreprises sont aussi de grandes consommatrices de sondages. Constatez-vous dans les entreprises le même décalage que celui que vous décrivez entre les dirigeants politiques et l’opinion ?
L’entreprise est grande consommatrice d’études d’opinion mais dans des visées différentes de celles des politiques. Nos interlocuteurs en entreprise sont plus opérationnels, plus concrets. Ils font appel à nous, et les clients de Rumeur Publique le savent bien, d’abord pour communiquer sur une prise de position informée mais aussi pour décider et agir. Nous sommes davantage perçus comme des experts indépendants et nos clients entreprises ne contestent pas nos résultats, là où de nombreux élus rejettent nos conclusions quand elles ne correspondent pas à leurs attentes. Le réel n’a pas toujours la même valeur en politique et dans l’entreprise.
Pour autant, certains sondages politiques sont menés comme des études privées : outils d’action pour élaborer des politiques publiques, en mesurer les résultats, puis éventuellement les ajuster pour les optimiser. Mais ce que nous constatons, c’est que les études politiques sont trop souvent réalisées en mode panique pour tenter de comprendre une crise et surtout assurer sa survie politique.
Jean-Christophe Latournerie