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L’absence de majorité absolue condamne-t-elle le lobbying à l’impuissance ?

La fin de l’évidence gouvernementale
Alors que la majorité absolue était une constante de la vie politique des dernières décennies, les élections législatives de 2022 et 2024 semblent avoir enrayé une machine politique précédemment bien huilée. On pourrait conclure hâtivement et facilement que cette nouvelle donne parlementaire condamne l’Etat à l’immobilisme et les lobbyistes à l’impuissance mais rien ne serait plus faux.
Bien sûr, l’absence de majorité est venue interrompre une mécanique relativement prévisible où le Président de la République et « son » Gouvernement étaient au centre du processus décisionnel et où les conseillers ministériels comptaient parmi les premiers acteurs à embarquer pour faire avancer un projet de réforme.
Il faut dire que parlementarisme rationnalisé et le fait majoritaire de la Ve République sont des réalités. Prépondérance gouvernementale dans le choix de l’ordre du jour, irrecevabilité financière des initiatives des députés et sénateurs (« article 40 ») ou, plus récemment, quinquennat sont autant d’outils constitutionnels qui restreignent le pouvoir parlementaire au profit du Gouvernement. Philippe Seguin ne considérait-il d’ailleurs pas que le rôle du Parlement, à qui échoie théoriquement le pouvoir législatif, était en réalité de « contrôler l’action législative du Gouvernement » ?
La prépondérance gouvernementale est d’autant plus forte que les moyens pratiques réels dont dispose le Parlement pour légiférer sont réduits à la portion congrue : une poignée de collaborateurs souvent jeunes, quelques administrateurs de haut-niveau mais en nombre restreint et des accès plus que parcellaires à l’information et à l’expertise techniques de l’Etat.
L’avènement de l’Etat multipolaire
Ce tableau doit déjà être nuancé. Même « hyper-présidentielle » ou « jupitérienne », la République n’a jamais été une entité homogène et d’autres acteurs disposent d’une capacité réelle à faire prospérer – ou bloquer – des sujets.
Il en va ainsi des hauts-fonctionnaires des administrations centrales. L’expertise de ces fameux « technocrates » est indispensable pour concrétiser le moindre projet de réforme et leur action s’inscrit dans un temps beaucoup plus long que celle du ministre « du moment », à qui ils doivent théoriquement rendre compte.
Il faut également citer la « société civile organisée » et les « corps intermédiaires » : élus locaux, syndicats, associations, médias et tous ceux qui n’appartiennent pas à l’Etat central mais dont la légitimité, la capacité à mettre de l’huile dans les rouages et le poids auprès de l’opinion publique sont si forts qu’ils ne peuvent pas être écartés du processus de décision politique.
Quant aux Sénateurs, ils le pouvoir de retarder fortement l’adoption des textes de loi, par exemple en bloquant un accord en CMP.
La nature ayant horreur du vide, le poids de ces décideurs et relais d’opinion a été mécaniquement renforcé face à des ministres affaiblis. C’est ainsi par exemple que de nombreux conseillers techniques envoyés par les administrations centrales dans les cabinets ministériels restent désormais en poste même après le départ du ministre ou que le Premier ministre tente de redonner la main aux partenaires sociaux sur le dossier des retraites.
La PPL transpartisane, nouvel horizon du lobbying ?
Quant aux députés, ce sont les grands gagnants de ce nouveau rapport de force. Même si, là non plus, il ne faut pas être caricatural : ils n’ont jamais été les godillots que l’on décrit parfois mais au contraire de véritables lobbyistes internes à la République utilisant les leviers républicains et médiatiques à leur disposition pour pousser leurs sujets. Tous les week-ends en circonscription « à portée de baffe » des électeurs, les députés pouvaient même finir par se rebeller s’ils estimaient que l’Exécutif ne répondait plus aux préoccupations de leurs électeurs. On se souvient des Frondeurs sous François Hollande.
La situation actuelle offre à l’Assemblée nationale une occasion unique d’imposer ses vues à l’Exécutif. En identifiant des sujets capables d’enjamber les logiques partisanes au-delà de la logique des « trois blocs irréconciliables », les députés peuvent créer des coalitions d’intérêts nouvelles.
Ont donc émergé ces derniers mois un nombre inédit d’initiatives transpartisanes soutenues par des élus de groupes politiques différents. C’est ainsi que la droite républicaine (LR) a voté massivement en faveur d’une proposition de loi de l’écologiste Nicolas Thierry pour interdire les PFAS ou que le député socialiste Guillaume Garot a réuni autour de lui « 258 députés issus de neuf groupes parlementaires » pour réformer la liberté d’installation des médecins.
L’éclatement des centres de décision rend le travail du lobbyiste moins prévisible et plus complexe. Sans pour autant enterrer le Gouvernement qui dispose toujours de ses prérogatives constitutionnelles et de l’expertise technique des administrations, il nous faut désormais multiplier les interlocuteurs et les angles d’approche pour générer du consensus et bâtir des coalitions. Whips, responsables de groupes politiques, collaborateurs de groupe ou permanents des partis politiques sont de plus en plus incontournables. Il nous faut également nous réapproprier des mécanismes parlementaires dont l’intérêt n’est plus seulement symbolique ou médiatique : ainsi en va-t-il des niches parlementaires, de plus en plus susceptibles de déboucher sur des lois promulguées. Et il nous faut plus que jamais mobiliser d’autres canaux d’influence pour utiliser l’effet de levier de la société civile et des médias.
Mais cette nécessaire recherche du compromis crée aussi de formidables opportunités pour le lobbying. Elle multiplie les chemins menant à la réforme, là où auparavant une seule opposition pouvait paralyser tout un processus. Elle renforce la légitimité des parties prenantes externes dans la machinerie étatique. Et surtout, elle donne une acceptabilité nouvelle aux décisions politiques. De nouvelles opportunités pour la vie démocratique finalement ?
Marie Meyruey, directrice des affaires publiques de Rumeur Publique, avec le précieux regard éditorial de Jean-Christophe Latournerie.
Cet article est inspiré du partiel proposé en décembre 2024 par Marie Meyruey aux étudiants de Paris-Dauphine dans le cadre du cours qu’elle anime en Master 2 d’affaires publiques.
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