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Olivier Hamant : « Les entreprises comprennent de mieux en mieux le concept de robustesse ! »  

Olivier Hamant est né en 1975. Il est chercheur en biologie et biophysique à l’Institut de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement de l’ENS Lyon. Il s’inspire de ses travaux pour prôner un modèle de société qui s’inspire du vivant, et dont les principes sont en conséquence guidés par la recherche de la robustesse plutôt que par celle de la performance. Il est directeur de l’Institut Michel-Serres. Olivier Hamant a publié plusieurs ouvrages dont : La Troisième Voie du Vivant (Odile Jacob, 2022) ; Antidote au culte de la performance : La robustesse du vivant (Éditions Gallimard, 2023) et L’entreprise Robuste en collaboration avec Olivier Charbonnier et Sandra Enlart (Odile Jacob 2025).

PRISMES a interviewé Olivier Hamant en juin 2025.



PRISMES : Bonjour Olivier. Comment votre message sur la robustesse est perçu, en particulier par les entreprises ? Robustesse versus performance. Comment les entreprises voient ça ?

Olivier Hamant : Après notre travail en biologie au sein du laboratoire, j’ai commencé à en parler il y a 10 ans en dehors du monde académique. On m’a longtemps écouté poliment comme un biologiste qui parle avant tout de biologie sans lien réel et pratique avec l’économie et l’entreprise.

La crise du Covid m’a paradoxalement beaucoup aidé. Soudain, la fluctuation du monde est devenue très concrète, très réelle. Depuis les évènements se sont enchaînés : guerre en Ukraine, instabilité de Donald Trump… Aujourd’hui les dirigeants d’entreprises entendent et comprennent ce discours. En fait, la gestion du risque est l’une de leurs responsabilités depuis toujours. Mais il ne suffit plus de simplement gérer le risque car le risque s’amplifie et prend de nouvelles formes, dans tous les champs : social, géopolitique, écologique…

L’autre point important, c’est que les dirigeants d’entreprise ont évidemment été exposés à tout un tas de discours sur le changement climatique et l’écologie, des discours souvent militants, parfois même dogmatiques, ce qui est normal compte tenu de l’énormité des enjeux. Le problème de certains de ces discours est qu’ils peuvent être contre-productifs car éloignés du fait scientifique. C’est là où l’équation « monde fluctuant qui appelle à la robustesse qui appelle à abaisser les performances » tient parfaitement la route car elle repose de A à Z sur du fait scientifique.

Idéologiquement, on peut être contre la robustesse et la baisse des performances dans le monde fluctuant qui vient… mais c’est comme penser que la Terre est plate !

Donc pour répondre à votre question, les entreprises comprennent de mieux en mieux cette analyse et elles la prennent en compte dans leurs orientations. Certes il y a des discussions et des débats, mais globalement les entreprises voient là une voie constructive pour répondre aux turbulences actuelles et à venir. Ce qui pose encore question c’est comment basculer ? Et comment le faire au bon moment, pas trop tôt, pour ne pas se faire manger tout cru par les concurrents, et pas trop tard, pour être viable quand la tempête arrive.



PRISMES : Voyez-vous des entreprises ou des secteurs plus mâtures ?

Olivier Hamant : Le secteur du Bâtiment Travaux Publics (BTP) a été, en quelque sorte, poussé vers la robustesse par les lois sur le changement climatique, les matériaux biosourcés et/ou recyclés, l’incitation à la rénovation… C’est un secteur qui fait face à de graves pénuries de ressources (granulats, tuiles, acier…). Les situations peuvent être plus ou moins avancées selon les régions mais c’est un secteur où la coopération est indispensable et se met en œuvre entre concurrents directs. Ce n’est pas de l’entente commerciale c’est de l’entraide bien comprise. Donc le BTP est plutôt bien engagé face aux fluctuations.

En revanche, le secteur automobile accuse un retard considérable parce que la législation ne fait rien pour l’aider et l’encourager. Le passage forcé vers la voiture électrique, tel qu’il a été mis en œuvre, est une hérésie. Certaines voitures électriques individuelles sont énormes et très lourdes et n’ont vraiment aucun sens. L’avenir de la voiture, c’est un véhicule léger, partagé, facilement réparable. C’est-à-dire l’inverse de ce que proposent les constructeurs actuels, à de rares exceptions près.

Certaines entreprises, indépendamment de leur secteur d’activité, ont pris beaucoup d’avance. On les a listées dans le livre « L’entreprise robuste » que j’ai publié avec Olivier Charbonnier et Sandra Enlart, des spécialistes de l’accompagnement d’entreprises. Elles sont en avance… Mais ça reste néanmoins marginal dans le paysage global.

Un mot sur l’agriculture : contrairement à ce qu’on pourrait croire en écoutant les médias, l’agroécologie se développe très fort. Les petits paysans n’ont pas le choix, ils vont vers une agroécologie robuste et laissent tomber progressivement l’agriculture intensive, bien trop fragile en raison des dépendances externes et bien trop coûteuse.



PRISMES : Voyez-vous des régions plus enclines à appliquer vos analyses ?

Olivier Hamant : La Belgique francophone est certainement la région d’Europe la plus avancée. C’est probablement parce que les fluctuations locales ont été très importantes sur le plan économique. Ils ont aussi subi des méga inondations récemment. Je crois qu’ils ont bien compris mon message qui d’ailleurs a été beaucoup diffusé par la RTBF dont le podcast Déclic – Le Tournant Adieu la performance, place à la robustesse ? C’est l’un des plus écoutés du pays depuis 2023. Je peux dire qu’en Belgique Francophone, une bonne partie des acteurs connait bien le sujet, et avec curiosité, à tel point que l’administration locale a placé la robustesse dans sa vision stratégique pour 2030.

En France il se passe aussi des choses localement très intéressantes dans les métropoles de Rennes, de Grenoble ou de Lyon.

Mais à l’évidence, il reste encore de nombreux territoires qui ne sont pas encore acculturés à ce qui vient, et aux conséquences des fluctuations à venir.



PRISMES : Une question de circonstances. Pensez-vous que l’IA et en particulier l’IA générative sera utile pour nous aider à faire face aux fluctuations futures ?

Olivier Hamant : À mon sens, la seule utilité de l’IA c’est la sérendipité, le hasard heureux. Utiliser l’IA, c’est s’exposer à des sources inconnues, de nouvelles données, d’autres raisonnements. Ça peut ajouter des cordes à notre arc et on peut voir ça comme enrichissant pour diversifier les regards en soutien de la robustesse.

Tout le reste, c’est de l’hypnose planétaire au service des plus riches. Donc au détriment de la viabilité des ressources dans les territoires : énergie, eau… Et sur le plan social, les centaines de millions de travailleurs du clic qui nettoient l’intelligence artificielle, ça n’a vraiment aucun sens.

En l’état actuel, c’est un projet qui construit une toxicité planétaire – éducation, culture, écologie, etc.

Et même si on oublie la question écologique et sociale, les IA de langage (les LLMs) font de la consanguinité. Elles produisent des contenus et elles se nourrissent des contenus qu’elles ont produits. Évidemment ça se dégrade dans le temps. Et puis il y a aussi l’effet « s’endormir derrière le volant ». C’est-à-dire que quand une IA est très performante, les humains ont tendance à lui faire confiance et donc, au fil du temps, à ne plus vérifier ses résultats et valider les résultats aveuglément.

Donc, l’hybridation des deux effets (s’endormir derrière le volant et consanguinité) implique qu’on va avoir de plus en plus confiance dans des IA de moins en moins fiables. C’est une machine à produire des catastrophes. C’est un projet qui est vraiment mortifère. Et c’est donc ici où l’équilibre entre performance et robustesse doit être considéré avec attention. L’IA, qu’on le veuille ou non est là et là pour rester. Mais, les IA les plus pertinentes, sont les IA les moins performantes. Parce que les IA les moins performantes sont celles qui obligent à une hybridation avec les humains, à une vérification et une validation humaine. Une IA qui tourne très vite où l’humain ne vérifie même plus ce qu’elle fait, c’est forcément une catastrophe en gestation. « L’accident normal », dirait Charles Perrow.



PRISMES : Quelles différences faites-vous entre la robustesse et l’anti-fragilité comme la définit Nassim Nicolas Tale dans son livre Antifragile : Les bienfaits du désordre (Les Belles Lettres, 2020) ?

Olivier Hamant : Il y a une grosse différence ! L’antifragilité, c’est un peu comme la résilience. Les deux sont « désastro-dépendants ». Il faut un désastre pour qu’elles se mettent en place. Il faut tomber avant de pouvoir se relever. Avec la résilience on revient au point de départ. Avec l’antifragilité on en ressort plus fort.

Les deux concepts existent dans le monde du vivant, il y a de la résilience et il y a de l’antifragilité, c’est indiscutable. Mais quand on décline ces concepts dans le monde socio-économique, ça devient une incitation à tomber pour sélectionner ceux qui vont se relever, voire sélectionner ceux qui seront encore plus forts après l’échec.

C’est absolument toxique et dystopique. On n’est pas obligé de tomber pour apprendre. On apprend aussi de ses réussites !

Ces concepts sont très différents de la robustesse : ce sont des trajectoires qui répondent à des ruptures systémiques. La robustesse, c’est au contraire un espace de viabilité. Ce n’est pas une trajectoire, c’est un espace de liberté, beaucoup moins canalisant. Quand on est robuste, on autorise plusieurs trajectoires, dont la trajectoire résiliente du rebond. À mon avis, c’est nettement plus joyeux et plus émancipateur de choisir la robustesse que la résilience ou l’antifragilité.

Et même en cas d’une rupture profonde du système, pourquoi voudrait-on retrouver la situation précédente par la résilience ? Si on a subi une telle rupture systémique, la dernière chose que l’on souhaite, c’est revenir au monde d’avant. Donc si ça casse, alors on se transforme. En étant très robuste en amont, on a certainement plus de réserve et de potentiel pour se transformer. A posteriori, on pourra dire qu’on a été résilient ou anti-fragile, mais si on n’a pas pris soin de la robustesse en amont, alors on disparaitra, et ce ne sera ni résilient, ni anti-fragile !

Un dernier point : la robustesse est joyeuse, car elle se nourrit des liens et est une école de la vie, littéralement, car les êtres vivants sont robustes. On vit avec les fluctuations, et non contre elles. La résilience et l’anti-fragilité sont nettement plus angoissantes et prompts à l’instrumentalisation par « la peur de la peur », comme le dit Thierry Ribault.  La résilience et l’anti-fragilité pourraient peut-être se comprendre dans le cas du « grand soir », ou de la rupture systémique. Elles ne sont pas adaptées à un monde qui vit une polycrise : on ne va pas demander de la résilience ou de l’anti-fragilité à chaque fluctuation.



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